
L'allée était toute tachetée de soleil, et ces taches, si l'on plissait les yeux, l'allée prenaient l'aspect de cases régulières, noires et blanches...
Vladimir Nabokov, La Défense Loujine - A3 graphite sur papier

Ce petit objet n’est qu’une maquette, dit l’Explorateur du Temps en posant ses coudes sur la table et en joignant ses mains au-dessus de l’appareil. C’est le projet que j’ai fait d’une machine pour voyager à travers le temps…”
H.G. Wells La Machine à explorer le temps. - A3 encre et aquarelle sur papier

Qu’Armilla soit dans cet état parce qu’elle est inachevée ou parce qu’elle a été démolie, qu’il y ait là-derrière un enchantement ou un simple caprice, moi, je n’en sais rien. Le fait est qu’elle n’a ni murs, ni toits, ni sols : elle n’a rien qui la fasse ressembler à une ville, sauf les tuyaux de canalisation qui montent à la verticale, là où dil devrait y avoir des maisons et se ramifient là où il devrait y avoir des étages : une forêt de tuyaux qui finissent en robinets, douches, siphons, trop-pleins. […] Des cours d’eau canalisés dans les tuyauteries d’Armilla, les nymphes et les naïades sont demeurées maîtresses.
Italo Calvino Les Villes Invisibles, extrait de La ville d’Armilla - A3 encre et aquarelle sur papier

Le puits mitoyen était un grand puits très peu profond. […] Un matin, de fort bonne heure, Silvère, en venant tirer la provision d'eau de tante Dide, se pencha machinalement, au moment où il saisissait la corde. Il eut un tressaillement, il resta courbé, immobile. Au fond du puits, il avait cru distinguer une tête de jeune file, qui le regardait en souriant; mais il avait ébranlé la corde, l'eau agitée n'était plus qu'un miroir trouble su lequel rien ne se reflétait nettement. Il attendit que l'eau se fût rendormie, n'osant bouger, le cœur battant à grands coups. Et à mesure que les rides de l'eau s'élargissaient et se mouraient, il vit l'apparition se reformer. Elle oscilla longtemps dans un balancement qui donnait à ses traits une grâce vague de fantôme. Il se fixa, enfin. C'était le visage souriant de Miette, avec son buste, son fichu de couleur son corset banc, ses bretelles bleues. Silvère s'aperçut à son tour dans l'autre glace. Alors, sachant tous deux qu'ils se voyaient, ils firent des signes de tête. Dans le premier moment ils ne songèrent même pas à parler. Puis il se saluèrent. - Bonjour, Silvère. - Bonjour, Miette. Le son étrange de leurs voix les étonna. Elles avaient pris une sourde et singulière douceur dans ce trou humide.
Emile Zola, La fortune des Rougon. - A3 encre et aquarelle sur papier

À l’intérieur, on avait enlevé le carrelage et je marchai sur des touffes d’herbe. Il flottait dans la maison une odeur douceâtre, nauséabonde […] Presque inconsciemment, je manoeuvrai l’interrupteur et donnai de la lumière. La cloison de séparation ayant été abattue, la salle à manger et la bibliothèque, dont j’avais gardé le souvenir, ne formaient plus qu’une seule grande pièce vide ne contenant qu’un ou deux meubles. Je n’essaierai pas de les décrire car je ne suis pas sûr de les avoir vus, malgré l’aveuglante lumière. Je m’explique. Pour voir une chose il faut la comprendre. Un fauteuil présuppose le corps humain, ses articulations, ses divers membres […] Si nous avions une réelle vision de l’univers, peut-être pourrions-nous le comprendre. […] J’éprouvai du dégoût et de l’effroi. Je découvris dans les des angles de la pièce une échelle verticale qui menait à l’étage supérieur. Les larges barreaux de fer, dont le nombre ne devait pas dépasser la dizaine, était disposés à des intervalles irréguliers. Cette échelle, qui postulait l’usage de mains et de pieds, était compréhensible et j’en éprouvai une certain réconfort. […] Je me souviens maintenant d’une sorte de longue table d’opération, très haute, en forme de U, avec des cavités circulaires à ses extrémités. Je pensais que c’était peut-être le lit de l’habitant, dont la monstrueuse anatomie se révélait ainsi de manière oblique, comme celle d’un animal ou d’un dieu. […] Comment pouvait bien être l’hôte de cette maison ? Que pouvait-il bien rechercher sur cette planète non moins épouvantable pour lui qu’il ne l’était lui-même pour nous?
Jorge Luis Borges, extrait de la nouvelle There are more things - Le livre de sable, 1975 - A3 encre, graphite et aquarelle sur papier

Chut(e) !...

“Il était environ l'heure de midi, et alors un domestique servit le dîner. Ce n'était, suivant l'état simple d'un laboureur, que de la viande grossière dans un plat d'environ vingt-quatre pieds de diamètre. […] Lorsqu’ils furent assis, le fermier me plaça à quelque distance de lui sur la table, qui était à peu près haute de trente pieds; je me tins aussi loin que je pus du bord, de crainte de tomber. La femme coupa un morceau de viande, ensuite elle émietta du pain dans une assiette de bois, qu'elle plaça devant moi. Je lui fis une révérence très humble, et, tirant mon couteau et ma fourchette, je me mis à manger, ce qui leur donna un très grand plaisir. La maîtresse envoya sa servante chercher une petite tasse qui servait à boire des liqueurs et qui contenait environ douze pintes, et la remplit de boisson. Je levai le vase avec une grande difficulté, et, d'une manière très respectueuse, je bus à la santé de madame, exprimant les mots aussi fortement que je pouvais en anglais, ce qui fit faire à la compagnie de si grands éclats de rire, que peu s'en fallut que je n'en devinsse sourd. Cette boisson avait à peu près le goût du petit cidre, et n'était pas désagréable. Le maître me fit signe de venir à côté de son assiette de bois ; mais, en marchant trop vite sur la table, une petite croûte de pain me fit broncher et tomber sur le visage, sans pourtant me blesser. Je me levai aussitôt, et, remarquant que ces bonnes gens en étaient fort touchés.[…].
Au milieu du dîner, le chat favori de ma maîtresse sauta sur elle. J'entendis derrière moi un bruit ressemblant à celui de douze faiseurs de bas au métier, et, tournant ma tête, je trouvai que c'était un chat qui miaulait. Il me parut trois fois plus grand qu'un bœuf, comme je le jugeai en voyant sa tête et une de ses pattes, pendant que sa maîtresse lui donnait à manger et lui faisait des caresses. La férocité du visage de cet animal me déconcerta tout à fait, quoique je me tinsse au bout le plus éloigné de la table, à la distance de cinquante pieds, et quoique ma maîtresse tînt le chat de peur qu'il ne s'élançât sur moi; mais il n'y eut point d'accident, et le chat m'épargna.
Mon maître me plaça à une toise et demie du chat, et comme j'ai toujours éprouvé que lorsqu'on fuit devant un animal féroce ou que l'on paraît avoir peur, c'est alors qu'on en est infailliblement poursuivi, je résolus de faire bonne contenance devant le chat, et je m'avançai jusqu'à dix-huit pouces, ce qui le fit reculer comme s'il eût eu lui-même peur de moi. […]
Sur la fin du dîner, la nourrice entra, portant entre ses bras un enfant de l'âge d'un an, qui, aussitôt qu'il m'aperçut, poussa des cris formidables. L'enfant, me regardant comme une poupée ou une babiole, criait afin de m’avoir pour lui servir de jouet. La mère m'éleva et me donna à l'enfant, qui se saisit bientôt de moi et mit ma tête dans sa bouche, où je commençai à hurler si horriblement que l'enfant, effrayé, me laissa tomber. Je me serais infailliblement cassé la tête si la mère n'avait pas tenu son tablier sous moi. La nourrice, pour apaiser son poupon, se servit d'un hochet qui était un gros pilier creux, rempli de grosses pierres et attaché par un câble au milieu du corps de l'enfant ; mais cela ne put l'apaiser, et elle se trouva réduite à se servir du dernier remède, qui fut de lui donner à téter. Il faut avouer que jamais objet ne me parut plus effroyable que les seins de cette nourrice, et je ne sais à quoi je puis les comparer….”
Jonathan SWIFT- Extrait des Voyages de Gulliver, voyage à Brobdingnag, 1721 - A3 - Crayon graphite sur papier.